Eglise Arménienne de Paris
Samedi 26 mai 2007
Allocution de Michel Kachkachian
Obsèques de Rouben Mélik
Rouben s’en est allé !
Il nous a quittés sans bruit !
Il a quitté ce monde rempli de contradictions, de douleurs de toutes espèces, de toutes natures, de toutes formes, mais aussi un monde dans lequel on peut extraire la joie de vaincre, d’arracher des moments de victoire qui alimentent la volonté profonde de vivre, la volonté de construire un monde où la solidarité, la fraternité, l’amour de la liberté insufflent des énergies toujours renouvelées dont l’homme se dote en vue d’un monde qu’il veut meilleur. Un monde où l’homme est l’ami réel, le frère au sein d’une société solidaire enfin apaisée.
Rouben, le poète, l’homme de lettres, est aussi un architecte de la société, un bâtisseur qui apporte en permanence des projets qui préfigurent l’avenir d’un monde réconcilié, sans pour autant jamais s’être lassé de dénoncer les travers d’une situation en constante mutation.
« La poésie véritable, disait Eluard, est incluse dans tout ce qui affranchit l’Homme de ce lien épouvantable qui a le visage de la mort… »
L’œuvre de Rouben Mélik en est l’illustration.
Dans son beau poème « Lyntch » Rouben dénonce le racisme du Ku Klux Klan américain. Rouben ressent le meurtre au plus profond de son cœur et de sa chair, quand il écrit :
« … que jaillisse la source où le meurtre s’émonde
et accuse le meurtre
au nom de la justice,
ma mort est sur cet arbre,
à l’exemple du monde,
mon corps martyrisé
réfléchit vos supplices… »
Pour Rouben, la culture est pleinement ce qu’écrivait Paul Langevin :
« On peut dire que la culture générale c’est ce qui permet à l’individu de sentir pleinement la solidarité avec les autres Hommes dans l’espace et le temps, avec ceux de sa génération comme avec les générations qui l’ont précédée, ceux qui la suivront. »
De nos jours, les questions de culture s’inscrivent pleinement dans les consciences avec un gravité de plus en plus profonde.
Rouben est imprégné de l’époque présente qui annonce des bouleversements dans tous les domaines qui mènent à la sauvegarde, à la libération des hommes et des peuples, antichambre qui précède le chemin qui mène à la joie de vivre.
Toute son œuvre en est une illustration.
Ses oncles, ses parents arrivent en France dans le dernier quart du 19ème siècle. Ils étaient joailliers auprès de la cour du Chah d’Iran.
La famille de Rouben, intimement liée à son arménité, souffrait de l’absence d’une patrie arménienne. L’amertume est dans les cœurs de chacun. Il faut rester « arménien ». C’est une constante du cœur et de l’esprit. Demain, peut-être… une patrie enfin libérée !
1914, c’est la guerre contre l’Allemagne, contre la Turquie ottomane, cette puissance qui écrase les trois-quarts de l’Arménie historique, qui massacre systématiquement le peuple arménien !
Lévon, le père de Rouben, s’engage dans l’armée française. Il participera à la guerre contre l’Allemagne, contre la Turquie.
1918, c’est la victoire ! L’Etat arménien refait surface !
1921, c’est la naissance de Rouben, suivie quelques années après par celle de Nazig, sa sœur qui deviendra une dirigeante de la jeunesse au plus haut niveau.
Rouben, dès sa tendre enfance, et plus encore lors de son adolescence, rencontrait les survivants, les rescapés arméniens du génocide perpétré sur ordre des dirigeants turcs ; il s’entretenait avec eux.
Le cœur ulcéré, Rouben, fut dès son adolescence un étudiant appliqué, studieux au lycée Rollin, qui allait devenir le lycée Jacques Decour (du nom de son professeur d’allemand qui avec Louis Aragon donna naissance aux « Lettres Françaises », le périodique diffusé sous l’occupation nazie, totalement dévoué à la culture, pleinement engagé dans la diffusion des œuvres des poètes et écrivains progressistes antifascistes).
1939, c’est le début de la 2ème guerre mondiale. De nouveau, c’est le choc entre la France et l’Allemagne, devenue fasciste.
1941, c’est le déclenchement de l’invasion de l’Union soviétique. Le monde s’enflamme ! L’armée turque, l’alliée potentielle de l’Allemagne, attend l’arme au pied, aux frontières de l’Arménie, l’issue victorieuse de l’armée nazie à Stalingrad pour envahir la petite Arménie, mettre fin à son existence et s’ouvrir le chemin de son extension panturquiste.
Son attente sera vaine. Ce sera la débâcle allemande ! Ce sera le tournant historique de la guerre.
Pour Rouben, c’est le moment de son engagement dans la résistance, d’apporter sa contribution en vue de la libération de Paris. Il rentre au P.C.F. clandestin ! Il y restera fidèle.
Il écrit… Il écrit… C’est l’amorce de sa relation avec la poétesse résistante, Louisa Aslanian (Las) dans la Résistance. Elle devait être arrêtée, torturée, déportée en camp de concentration et enfin disparaître à Ravensbrück. C’es à elle que Rouben doit son nom de « Musset » dans la résistance.
En 1945 vient la victoire.
Il aura fallu plusieurs dizaines de millions de morts et une Europe couverte de ruines. L’Union soviétique à elle seule aura perdu plus de 17 millions des siens. Pour la petite Arménie et le peuple arménien, c’est près de 300.000 de ses fils qui tombèrent au champ d’honneur.
Rouben, à travers Las, ne tarda pas à se trouver dans le sillage de Manouchian. C’est l’entrée de Rouben dans le groupe des jeunes patriotes arméniens, dans l’UJPA, l’organisation de lutte de la jeunesse arménienne contre le nazisme et ses alliés.
C’est la rencontre avec le jeune Gérard Der Thomassian. Un duo qui marquera profondément la jeunesse arménienne au cours des années qui suivirent la fin de la guerre. Ces sont les tracts anti-nazis diffusés dans la jeunesse et la communauté arménienne. C’est la naissance du périodique, « Le jeune patriote arménien ». C’est aussi la rencontre avec d’autres jeunes patriotes arméniens, dont les deux survivants du Groupe Manouchian, Arsène Tchakarian et Henri Karayan, qui devait devenir le secrétaire national de l’UJPA.
Sur l’initiative de celle-ci, des rencontres et des réunions se multiplient. Rouben se révèle un orateur convaincant hors pair. Il enflamme son auditoire. L’enthousiasme grandissant de la jeunesse ouvre de nouvelles perspectives. Par-dessus les particularismes apparaît le besoin d’un large rassemblement de la jeunesse autour de la Mère-Patrie, désormais au rang des pays vainqueurs du fascisme.
Après réflexion et sous l’impulsion de Gérard et de Rouben, la direction de l’UJPA opte pour une organisation unitaire de la jeunesse.
En juillet 1945, les représentants des trois principaux courants de la jeunesse du moment se rencontrent pour unir leurs forces. Pour l’UJPA, Rouben Mélik, Gérard Der Thomassian, Henri Karayan, entre autres ; pour l’association des étudiants, Puzant Arabian, Barkèv Mouradian, Armén Parséguian, entre autres ; pour les jeunes arméniens de la JOC, Léon Der Krikorian, Serge Adourian, Edouard Arakélian, entre autres.
L’existence auréolée de l’Arménie faisait exploser les cœurs de la jeunesse. Les prises de parole de les discours de Rouben enthousiasmaient l’auditoire, bien souvent au-delà de la jeunesse. Une nouvelle ère d’union de la jeunesse autour de la Mère-Patrie éclatait au grand jour.
Le 14 juillet 1945, le premier congrès unitaire de la jeunesse se tenait à Paris. Rouben enflammait l’assemblée, d’autres non moins enthousiastes, se faisaient entendre avec au cœur le rassemblement de la jeunesse autour de l’Arménie, de l’amitié franco-arménienne, de la solidarité, de la défense des droits du peuple arménien, et de la paix. Toutes choses toujours à l’ordre du jour aujourd’hui !
La JAF, organisation unitaire de la jeunesse venait de naître. Rouben en était un des principaux initiateurs. Une première direction était élue : Barkèv Mouradian du milieu étudiant devenait président national, Léon Der Krikorian du milieu catholique vice-président national, Rouben Mélik de la jeunesse progressiste secrétaire général.
La JAF entrait de plein pied dans l’histoire de notre communauté. Chaque ville de France où vivait une communauté arménienne avait son comité local de la JAF, son secteur comme on le dit très longtemps.
Cet élan sans pareil marqua d’une pierre blanche la vie spécifique de notre communauté depuis les lendemains du génocide de 1915/21.
L’existence de l’Arménie, le rebondissement de la culture arménienne, le fascisme et ses alliés écrasés sont des sources de joie et de solidarité qui engendrent une juste fierté dans la libération de l’expression de chacun. Elle renforce chez tous la volonté d’agir pour la justice, pour les droits imprescriptibles du peuple arménien. Il s’en est suivi, de festival international en festival international de la jeunesse pour la paix, des festivals culturels de la JAF, des anniversaires de l’Arménie soviétique, des manifestations où se retrouvaient des dizaines et des dizaines de milliers de jeunes et de moins jeunes avec au cœur les sentiments d’un patriotisme régénéré, dynamique.
Rouben marqua de sa personnalité l’ensemble de ces faits désormais rentrés dans l’histoire. Les contacts avec la jeunesse d’Arménie, lors des festivals mondiaux de la jeunesse, l’ouverture et le développement des échanges de délégations avec la jeunesse d’Arménie dès 1954 se multiplièrent sans pour autant mettre en doute le fait que notre jeunesse arménienne soit partie intégrante de la jeunesse française !
L’Arménie et la France rentraient de plein pied dans le cœur de notre jeunesse. Cette réalité na jamais quitté la raison de chacun.
Aujourd’hui, quelles que soient les manifestations auxquelles nous assistons et participons portent en leur sein les marques de tous ces faits. Ils portent quelque part la marque de Rouben, notre camarade. Toutes chose impossibles à effacer de l’histoire. La ville de Paris, reconnaissant, a voulu l’honorer en lui attribuant sa médaille de Vermeil. C’était en décembre dernier. En cet instant, il nous faut souligner le soutien et les encouragements dont Rouben bénéficia de la part de sa douce épouse, Ella. Il nous est important de le rappeler.
Merci à Rouben pour ton apport permanent à la cause du peuple arménien, à la cause de l’amitié franco-arménienne, à la poésie, à la culture, à la solidarité, à la fraternité des hommes, pour la liberté.
Cher Rouben, tu restes présents dans chacun des membres de ta famille, dans Seta, dans Nathalie, tes adorables filles.
Tu restes présent à jamais au sein de notre communauté comme au sein des peuples français et arménien.
Tu es présent en nous à jamais !
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