Assis sur une tombe dans un cimetière, un bedeau sirote son vin. Il voit l’abbé passer en courant dans une allée. Il appelle ce dernier pour partager un verre de vin. L’abbé lui répond qu’il n’a pas le temps avec tout le travail qu’il a à faire. Le bedeau lui dit : « Croyez-vous que tous ceux qui reposent ici ont eu le temps de terminer leur tâche ? »
Charles Aznavour avait bien organisé sa vie professionnelle. Malheureusement à l’âge de 94 ans, il disparaît avec des projets plein la tête et une promesse non tenue, celle de fêter son centenaire sur scène.
À l’annonce du décès de Charles Aznavour, ce sont tout d’un coup des dizaines souvenirs qui se bousculent dans ma tête. Je ferme les yeux puis soudain des images me reviennent comme des flashs d’un passé désormais révolu, mais toujours si présent dans mon cœur.
Arrivé seul en France en 1948 avec mon petit baluchon, j’ai eu le bonheur d’entrer dans une famille, je devrais dire une tribu qui m’a tout de suite adopté. La famille de ma femme Nelly, les Parseghian-Papazian avec à leur tête le patriarche Sérovpé Papazian, celui qui, à Constantinople, avait recueilli sa cousine Knar, la mère de Charles.
Comment oublier ce 28 février 1954, le jour de notre mariage, lorsque Charles empruntait la voiture d’Edith Piaf pour nous conduire, Nelly et moi, à la cathédrale arménienne de la rue Jean Goujon puis, à l’issue de la cérémonie, aux studios Phébus pour faire les photographies ?
Charles devait aussi nous accompagner chez mes beaux-parents Raphaël et Mannig Parseghian pour un repas de fête qui allait durer trois jours. Autour du grand-père Sérovpé, la famille Aznavour, Micha qui chantait et jouait du tar, Knar, Aïda qui chantait du Sayat Nova ainsi que beaucoup d’amis qui fréquentaient régulièrement les lieux comme l’écrivain Archag Tchobanian. Une vie de bohème, une vie de bonheur.
Comment pourrais-je oublier la grande empathie d’Aïda qui, comprenant ma tristesse, resta près de moi pour atténuer ma mélancolie, parce que j’étais seul à mon mariage, aucun membre de ma famille restée en Turquie n’ayant pu faire le déplacement à cette occasion. Lorsque par nécessité, nous dûmes partir nous installer à Lyon, Charles vint nous rendre visite car les liens qui l’unissaient à mon épouse étaient certes éloignés d’un point de vue généalogique mais très proches du point de vue des sentiments. Ainsi les familles Parseghian-Papazian eurent toujours une place privilégiée dans le cœur des Aznavour.
Les anecdotes ne manquent pas quant à l’esprit vif et acéré qui était le sien. Alors que Nelly ne remarquait pas la rhinoplastie qu’il avait subie, Charles finit par s’exclamer au détour d’une phrase « néanmoins » pour lui faire comprendre que son nez avait été raboté. Malgré les nombreuses moqueries et médisances dont il fut victime, Charles, à force de ténacité et de rigueur réussit à se hisser en haut de l’affiche. Il fut un géant de la chanson française et il sut utiliser sa pugnacité comme sa notoriété au service de l’aide humanitaire.
En 1989, après le tremblement de terre, il mobilisa ses amis artistes pour enregistrer cette magnifique chanson composée par Georges Garvarentz « Pour toi Arménie ». Le clip de cette chanson écrite par Charles fut magistralement réalisé par le cinéaste Henri Verneuil.
En ce 1er octobre 2018, Charles s’est envolé, il a rejoint sa cousine Nelly qui l’aimait tant ainsi que ses parents, son fils Patrick et son beau-frère Georges.
Nersès Durman
Antony – 9 octobre 2018